Arrêt du conseil d'État, 11 août 1866

Noms et Titres. — Recours contentieux. — Confirmation de titres. — Duché de Châtellerault.

Un décret impérial — rendu après avis du conseil du sceau des titres et conformément à l'art. 6 du décret du 8 janvier 1859, — qui a maintenu et confirmé en faveur du duc d'Hamilton le titre héréditaire de duc de Châtellerault, créé par le roi Henri II en faveur de Jacques Hamilton comte d'Arran, — peut-il être l'objet d'un recours devant le Conseil d'Etat statuant au contentieux ? — Rés. nég. — (Aucune disposition de loi n'ouvre un recours devant l'Empereur en son Conseil d'Etat par la voie contentieuse contre les décrets rendus en pareille matière) (1).

(36,926.- 11 août. Hamilton.- MM. du Martroy, rap.; Aucoc, c. du g.; Nourrit et Bidoire, av.)

Vu les REQUÊTES... du sieur James Hamilton, marquis d'Abercorn, comte d'Abercorn, vicomte d'Hamilton et de Strabane, pair d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande,... tendant il ce qu'il nous plaise, rapporter — notre décret du 10 avril 1864, par lequel nous avons maintenu et confirmé en faveur du sieur Guillaume Alexandre-Louis-Etienne duc de Hamilton, le titre héréditaire de due de Châtellerault créé par le roi de France Henri II, en 1548, en faveur de Jacques Hamilton, comte d'Arran ; — condamner les défendeurs aux dépens ; — ensemble les consultations jointes auxdits mémoires et signées Treith et Rogron, Bonnier, Ortolan et Reverchon ;

— Vu le mémoire en défense présenté par S. A. Marie-Caroline-Elisabeth de Bade, veuve de M. Guillaume-Alexandre-Antoine-Archibald duc de Hamilton, au nom et comme tutrice de Guillaume-Alexandre-Louis-Etienne duc de Hamilton, son fils mineur; — ledit mémoire concluant à ce qu'il nous plaise, dire que le requérant est sans droit comme sans intérêt pour attaquer notre décret du 20 avril 1864; rejeter, en conséquence, le recours si mieux n'aime le Conseil se déclarer incompétent, et renvoyer les parties à se pourvoir devant qui de droit; condamner en tout cas le requérant aux dépens ; — ensemble les consultations signées Valroger et Laboulaye, produites à l'appui dudit mémoire ; 

Vu la requête produite au nom du duc de Hamilton le 16 avril 1866, et par laquelle il expose qu'il a atteint sa majorité le 12 mars précédent, et déclare reprendre l'instance en son nom personnel ;

Vu les conclusions en réplique au nom du requérant, tendant à ce qu'il nous plaise déclarer le recours recevable : dire qu'il ne pouvait être statué par nous sur la demande formée au nom du duc de Hamilton, à fin de maintien de confirmation en sa personne, du titre de duc de Châtellerault, avant que les tribunaux eussent prononcé sur la question de savoir si ce titre n'appartient pas au requérant ; rapporter, en conséquence, notre décret du 20 avril 1864, comme entaché d'incompétence et d'excès de pouvoir; — subsidiairement et pour le cas où il serait reconnu qu'en l'état, il a pu être statué sur ladite demande, surseoir à prononcer sur le recours jusqu'à ce qu'il ait été statué sur les contestations relatives à la propriété du titre dont il s'agit, et renvoyer à cet effet les parties devant les tribunaux, tous droits et moyens réservés ;...

Vu la lettre de notre garde des sceaux ministre de la justice et des cultes;

Vu les lettres patentes du 3 fév. 1548 portant donation en faveur de Jacques Hamilton, comte d'Arran, du duché de Châtellerault, ses appartenances et dépendances ;— Vu les lettres patentes de Charles Ier, roi de la Grande-Bretagne, du 12 avril 1643, qui règlent la succession nobiliaire dans la famille Hamilton; — Vu la demande présentée au conseil du sceau des titres, par la duchesse de Hamilton, au nom et comme tutrice de son fils le duc de Hamilton, le 12 mars 1864 ; ensemble le mémoire signé Teulet joint à ladite demande;

Vu le jugement du 13 janv. 1862 par lequel la cour de chancellerie d'Edinbourg, sur la demande formée par le requérant, a reconnu que ledit requérant était le descendant au 9e degré et le plus proche héritier mâle de Jacques comte d'Arran, lord Hamilton et 1er duc de Châtellerault ;

Vu l'édit du mois de mai 1711;—Vu l'art. 71 de la charte de 1814 ; — Vu le décret du 24 janv. 1852 ; — Vu la loi du 28 mai 1858; — Vu la loi des 16-24 août 1790 ; — Vu les décrets des 1er mars 1808, 4 mai 1809 et 14 oct. 1811 ; — Vu notre décret du 8 janv. 1859 portant rétablissement du conseil du sceau des titres ;

Considérant que, par le décret attaqué, rendu après avis du Conseil du sceau des titres et conformément à l'art. 6 du décret du 8 janv. 1859, nous avons maintenu et confirmé en faveur du duc de Hamilton le titre héréditaire de duc de Châtellerault, créé par le roi Henri II, en faveur de Jacques Hamilton, comte d'Arran; et. qu'aucune disposition de loi n'ouvre un recours devant nous, en notre conseil d'Etat, par la voie contentieuse contre les décrets rendus en pareille matière;

Art. 1er. La requête du marquis d'Abercorn est rejetée. — Art. 2, Le marquis d'Abercorn est condamné aux dépens.



Dans l'affaire actuelle, M. le commissaire du gouvernement Aucoc a fait remarquer que le système du pourvoi s'était successivement modifié en cours d'instance : 

Primitivement, le marquis d'Abercorn s'efforçait d'établir que le titre de duc de Châtellerault confié par Henri II à un de ses ancêtres lui appartenait; il demandait à l'Empereur, statuant en Conseil d'Etat, de reconnaître son droit et, par suite, de rapporter le décret qui lui portait préjudice, en attribuant ce titre au duc d'Hamilton. Dans le dernier état de la procédure, on reconnaît que le Conseil d'Etat n'est pas compétent pour apprécier les droits du marquis d'Abercorn au titre qu'il revendique, mais on soutient qu'en présence des prétentions contradictoires élevées par le marquis d'Abercorn et le duc d'Hamilton, l'Empereur ne pouvait maintenir le titre au profit du duc d'Hamilton sans que les tribunaux civils eussent prononcé sur la question de propriété des titres. Subsidiairement, on demande au Conseil d'Etat de surseoir à statuer jusqu'à ce que les tribunaux aient prononcé sur la prétention du marquis d'Abercorn. M. le garde des sceaux soutient, au contraire, que les prétentions du marquis d'Abercorn au titre de duc de Châtellerault ne peuvent être appréciées par les tribunaux civils; qu'il ne peut être statué, à cet effet, que par l'Empereur sur l'avis du conseil des sceaux.

Nous croyons, a dit M. le commissaire du gouvernement, qu'il n'y a lieu, ni de sursoir à statuer sur le recours, ni d'annuler pour excès de pouvoirs le décret attaqué.

Nous reconnaissons bien que, dans certains cas, les tribunaux civils sont compétents pour statuer sur les contestations relatives aux titres nobiliaires; mais nous doutons que, dans l'espèce, le marquis d'Abercorn put faire valoir utilement ses prétentions devant les tribunaux.

Sans doute, il est vrai de dire, comme l'a reconnu plusieurs fois la cour de cassation, qu'un titre nobiliaire est une propriété pour celui qui en est régulièrement investi. Mais il ne suit pas de là que les tribunaux civils soient compétents pour statuer, dans tous les cas, sur la question de savoir si tel particulier est fondé à porter un titre.

Ainsi que le disait la cour impériale de Paris, dans un arrêt du 8 août 1865 (affaire de Montmorency), cette propriété, par suite de sa nature, est soumise à une législation spéciale, et notamment, la loi attribue, en ce qui la concerne, des pouvoirs très-étendus au Chef de l'état ; c'est un principe de droit public que le Souverain seul a le droit de conférer des titres nobiliaires. Et, par suite, c'est à lui seul qu'il appartient de les reconnaître, confirmer ou vérifier.

C'est par l'application de ce principe qu'a été organisé le conseil des sceaux qui, en vertu du décret du 8 janvier 1859, donne son avis sur les demandes en collation, confirmation, reconnaissance et vérification des titres.

Ce pouvoir du Chef de l'Etat limite singulièrement la compétence de l'autorité judiciaire; et la cour de cassation n'a pas hésité à le reconnaître.

Ainsi, lorsque, à la suite de la loi du 28 mai 1858, quelques usurpateurs de titres de noblesse ont été poursuivis, ils ont voulu, à défaut d'acte du Souverain établissant leur droit au titre qu'ils portaient, prouver ce droit par des papiers de famille, par la possession. La cour de cassation a décidé que, en l'absence d'un acte régulier de collation ou de confirmation, c'était au Souverain seul qu'il appartenait de vérifier ou de reconnaître les titres (27 mai 1861, Vernon de Bonneuil). Elle a décidé, de même, qu'un tribunal ne pouvait ordonner la mention d'un titre de noblesse dans un acte de l'état civil quand le demandeur ne produisait pas d'acte régulier qui lui conférât le titre: auquel il prétendait avoir droit (ler juin 1863, de Marguerie).

Suit-il de là que jamais l'autorité judiciaire ne puisse statuer sur des contestations qui s'élèvent entre deux particuliers au sujet du droit de porter un titre?

Non, assurément. Le l5 juin 1863, peu de jours après l'arrêt décidé dans l'affaire de Marguerie, la cour de cassation a rendu une décision où elle recoupait la compétence de l'autorité judiciaire.

Il s'agissait du titre de duc de Brancas et de la grandesse d'Espagne qui y était attachés. Le sieur Hibon deTrohan s'était attribué ce titre, à raison de son mariage avec la fille du dernier duc de Brancas. Plusieurs membres de la famille de Brancas le lui contestaient.

Le sieur Hibon ayant soutenu que l'autorité judiciaire était incompétente pour statuer sur ce débat, la cour de cassation a répondu « qu'à l'autorité judiciaire seule il appartient de décider si, d'après les titres produits et la législation tant espagnole que française, les demandeurs en cassation ont droit à la grandesse d'Espagne et au titre de duc de Brancas, et de prescrire, s'ils n'ont pas ce droit, les mesures nécessaires pour les empêcher de s'en prévaloir en France. »

Y a-t-il, comme on le prétendait tout à l'heure, contradiction entre cet arrêt et ceux que nous avons précédemment cités ? Nullement, à notre sens.

La théorie qui les a inspirés nous parait être celle-ci ; toutes les fois qu'il s'agit de reconnaître à qui Appartient, d'après la législation de la matière, un titre dont la collation est établie par un acte du Souverain, l'autorité judiciaire est compétente pour statuer.

S'agit-il, au contraire, de vérifier une possession qui n'est pas fondée sur des actes de collation ou de reconnaissance, l'autorité judiciaire est incompétente.

C'est en cela que la compétence des tribunaux civils en matière de titres nobiliaires diffère de leur compétence en matière de propriété d'immeubles On peut, devant eux, établir son droit à la propriété d'un immeuble, soit par un acte de transmission, soit par la possession. On ne peut pas prouver devant eux son droit à porter un titre nobiliaire lorsqu'on n'invoque que la possession.

Mais le marquis d'Abercorn soutient qu'il se trouve dans le premier cas; que sa prétention est fondée sur un acte de collation du Souverain, les lettres-patentes du roi Henri II, et qu'il s'agit uniquement de savoir si le successeur du premier titulaire est, d'après la législation française, le marquis d'Abercorn ou le duc d'Hamilton. Est-il exact, messieurs, qu'il n'y ait dans cette contestation qu'une question de généalogie et de propriété?

Sans doute il y a un acte régulier de collation à l'origine de l'affaire. Mais comment la transmission du duché de Châtellerault peut-elle être faite aux descendants du premier titulaire, et n'y a-t-il pas dans l'histoire de ce duché des incidents dont la véritable portée ne peut être appréciée que par l'Empereur, en vertu du pouvoir qui lui appartient de maintenir et de reconnaître les titres ?

Ici M. le commissaire du gouvernement rappelle les faits ; il expose comment le duché de Châtellerault, conféré au comte d'Arran en 1548, a été mis sous le séquestre et confisqué en 1558 ; comment en 1559 il a été donné à la duchesse de Montpensier, puis à Diane de Fiance en 1563 ; comment ensuite il est rentré dans fa famille de Montpensier où il est resté plus de cent ans jusqu'à la fin du dix-septième siècle. Pendant ce temps, la famille Hamilton réclamait auprès du roi de France ; mais elle n'a obtenu que des indemnités en remplacement du duché qui lui était enlevé et du titre qu'elle ne portait plus ; aucun acte du Souverain ne lui a rendu le titre après l'extinction de la famille de Montpensier.

En présence de ces faits, ajoute M. le commissaire du gouvernement, supposons que le décret attaqué n'ait pas été rendu et que M. le duc d'Hamilton eût porté publiquement le titre de duc de Châtellerault, est-ce que les tribunaux civils auraient pu apprécier les droits que prétend avoir le marquis d'Abercorn ? 

Est-ce qu'ils n'auraient pas dit : la véritable question du procès n'est pas la question de généalogie, ni celle de la transmission du duché par les femmes ou par les nulles. Le titre conféré au duc d'Arran a été confisqué. Est-ce à tort ou à raison, nous ne pouvons l'apprécier ; il a été donné à une autre famille et ne vous a pas été rendu. Il n'appartient qu'à l'Empereur, en conseil des sceaux, de reconnaître si ce titre subsiste encore et si voire famille y a des droits.

Voilà, croyons-nous, ce qu'auraient dit les tribunaux. Ils auraient reconnu leur incompétence pour apprécier la validité du titre revendiqué par le marquis d'Abercorn.

La situation est-elle changée parce que le décret attaqué a été rendu? Le marquis d'Abercorn le soutient.

Selon lui, on ne peut plus contester l'existence du titre dans la famille Hamilton. Le décret attaqué a reconnu et maintenu ce titre.

Il y a deux choses distinctes, dit-on, dans le décret : la reconnaissance et le maintien du titre, l'attribution à un membre de la famille Hamilton. Sur le premier point. l'Empereur a agi dans la limite de son pouvoir discrétionnaire. Mais le titre, étant maintenu, ne pouvait être attaché qu'à celui des membres de la famille qui y avait droit d'après la législation ; et sur le second point, nous pouvons élever un débat devant les tribunaux civils.

Cette division du décret endeux parts ne nous parait pas admissible. Nous ne savons ce que c'est que la reconnaissance et le maintien d'un titre in abstracto, sépare de la personne à qui il est attribué.

Si le titre a dû être maintenu et confirmé, c'est qu'il y avait un doute possible sur son existence et vous avez vu en effet les raisons graves qui pouvaient faire douter de la transmission de ce titre aux héritiers du comte d'Arran.

L'Empereur, dans l'exercice de son pouvoir souverain, a trouvé bon de le rendre à la famille Hamilton et d'effacer les traces de la confiscation prononcée il y a trois siècles.

Nous n'avons pas à rechercher s'il a accordé cette faveur à celui qui aurait reçu le titre de ses ancêtres dans le cas où la transmission s'en fût opérée régulièrement.

Il nous paraît donc évident que l'Empereur a statué dans la limite du pouvoir qui lui appartient, eu vertu de la législation spéciale sur les titres nobiliaires.

Mais, n'en fut-il pas ainsi, nous croyons qu'il ne vous appartiendrait pas de le déclarer.

Dans cette matière, nous ne voyons pas de place pour votre compétence ; nous ne voyons quedeux autorités qui puissent prononcer : l'Empereur sur l'avis du conseil du sceau, les tribunaux civils dans certains cas que nous avons cherché à préciser tout à l'heure.

Supposons que, par impossible (car il faut souvent prévoir des applications impossibles d'un principe pour en vérifier l'exactitude), l'Empereur fût pouvoir disposer d'un titre actuellement porté par un citoyen qui en serait régulièrement investi et l'attribuer à un autre citoyen, nous croyons qu'il appartiendrait aux tribunaux civils, non pas d'annuler le décret, mais de statuer à côté du décret et de reconnaître le droit contesté parce qu'il est évident que l'Empereur ne peut disposer arbitrairement des propriétés privées.

Les droits des citoyens seraient ainsi conciliés avec l'exercice de la prérogative du souverain en matière de titres. Mais il n'est pas à craindre que cette hypothèse se réalise jamais. Si nous l'avons indiquée c'est pour montrer qu'à défaut d'un recours devant le Conseil d'Etat par la voie contentieuse, que la matière ne comporte pas, les citoyens ne sont pas privés des garanties nécessaires.

Par ces motifs, nous concluons à ce que le recours du marquis d'Abercorn soit rejeté. »